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Louis voudrait oublier ce sang répandu au faubourg Saint-Antoine, ces violences qui ne cessent pas dans les provinces, et, plus que tout, le corps et le visage de son fils où la mort déjà a enfoncé ses griffes.

Il le faudrait parce que ce samedi 2 mai 1789, au château de Versailles, les députés se présentent, individuellement, en une interminable file, au roi, debout entre ses deux frères.

Mais Louis ne peut rien oublier. Et même le souvenir de ce mois de mai 1774, il y a presque jour pour jour quinze années, quand on lui annonça la mort de Louis XV, et qu’il sentit ce poids écrasant du pouvoir qu’il lui fallait supporter, et la panique qui l’avait saisi, ce sentiment d’abattement et d’impuissance, lui reviennent, si présents, si forts, si douloureux.

Car on ne peut pas remonter le cours du temps. Ce qu’il a fait ou subi, ce qu’il aurait dû faire et qu’il n’a pas eu l’audace d’entreprendre ou de poursuivre, sont devenus les traces et les traits de son règne.

Et il doit faire face à ces cinq cent soixante-dix-huit députés du tiers état, vêtus de noir, dont il devine l’impatience, la colère et l’humiliation, car voilà « trois mortelles heures » qu’ils attendent, massés derrière des barrières.

Et avant eux, s’avancent dans leurs costumes chamarrés, portant grand chapeau, les députés de la noblesse, suivis par les évêques, les cardinaux, et seuls les curés en noir rompent ce long défilé d’or et de soie, de violet et de pourpre.

Le roi les regarde ces hommes noirs s’incliner devant lui, et il ne cille pas.

Il se contente de lancer un « Bonjour bonhomme » au « père » Gérard, un député du tiers qui a revêtu son costume de paysan breton.

 

Il regagne épuisé ses appartements, et retrouve ses frères, la reine, leur entourage, ces aristocrates qui, chaque jour désormais, l’invitent à la fermeté.

Ils lui disent qu’il faut, le lundi 4 mai, jour de la grande procession dans les rues de Versailles, de l’église Notre-Dame jusqu’à la cathédrale Saint-Louis, puis le mardi 5 mai, salle des Menus-Plaisirs lorsqu’il s’adressera, avant le garde des Sceaux Barentin et le ministre Necker, aux députés rassemblés, affirmer l’autorité du roi.

Il invitera ces roturiers du tiers à respecter les ordres privilégiés. Et la seule manière de ne pas laisser remettre en cause l’autorité monarchique, c’est de refuser une délibération commune des trois ordres, ce qui donnerait naissance à une Assemblée nationale et à une Constitution.

Et il faut aussi ne pas céder sur la question du vote par tête.

Louis écoute. Il partage ces vues. Mais comment les imposer ?

Il se contente d’approuver d’un hochement de tête puis, en compagnie de Marie-Antoinette, il se rend au chevet de son fils.

Et le lundi 4 mai, au milieu d’une foule de badauds qui a envahi les rues de Versailles et occupe toutes les fenêtres, Louis dans son grand costume du Saint-Esprit, et la reine parée de tous ses bijoux, les membres de la famille royale, les princes du sang, se dirigent vers la cathédrale Saint-Louis.

Les députés du tiers sont loin du roi. Ceux de la noblesse et du clergé l’entourent. Et c’est le même contraste des couleurs : le noir du vêtement austère des députés du tiers, le rouge, le violet, les ors et le panache blanc de ceux du clergé et de la noblesse.

 

Dans la cathédrale, nobles et clercs ont leurs bancs marqués, et les députés du tiers sont sur les bas-côtés.

L’évêque de Nancy La Fare présente au roi « les hommages du clergé, les respects de la noblesse, et les humbles supplications du tiers état ».

Humiliation ! Même si l’évêque dans son sermon condamne le luxe de la Cour, invite à renoncer aux privilèges, dénonce la misère des campagnes, et prêche la patience et la soumission.

 

Comment oublier que durant la traversée de la ville, le tiers état a été acclamé, le roi, applaudi, mais que le duc d’Orléans défilant au milieu des députés a été ovationné ?

Et lorsque passe la reine, on lui crie « Vive le duc d’Orléans ! », puis c’est le silence qui l’accompagne.

Louis après cette procession solennelle, entouré des siens, de Necker, prépare son discours du lendemain, le corrige, le prononce plusieurs fois jusque tard dans la nuit.

Il a eu le sentiment angoissant, lors de la procession, puis à la cathédrale, qu’il vivait, avec la famille royale, peut-être leur dernière manifestation de la splendeur du rituel de l’autorité monarchique.

Et il dépend de son discours, des conséquences qu’il aura, que ce qu’il craint ne se réalise.

Et tout en étant décidé à affronter son destin, il a peur qu’il ne soit déjà tracé, et qu’un discours ne puisse pas arrêter la roue qui tourne inexorablement.

 

Lorsqu’il entre à une heure de l’après-midi, dans la salle des Menus-Plaisirs, ce 5 mai, accompagné de la reine qui prendra place à sa droite, et des ministres qui s’installeront derrière lui, il sait que les députés sont là depuis huit heures du matin, pour répondre à l’appel de leur nom.

Les députés du clergé et de la noblesse sont assis sur les côtés droit et gauche de l’immense salle, ceux du tiers forment une masse vive, au fond face au roi. Son trône, placé sur une estrade, est surmonté d’un dais violet aux fleurs de lys d’or.

 

Louis commence à lire d’une voix ferme, presque rude.

Il veut affirmer son pouvoir souverain, fixer des bornes à ce mouvement qui l’a emporté jusqu’ici, à ces députés qui en sont l’expression.

« Une inquiétude générale, un désir exagéré d’innovations, dit-il, se sont emparés des esprits et finiraient par égarer totalement les opinions, si on ne se hâtait de les fixer par une réunion d’avis sages et modérés… Les esprits sont dans l’agitation mais une assemblée de représentants de la nation n’écoutera sans doute que les conseils de la sagesse et de la prudence. »

Le discours du garde des Sceaux est à peine écouté, et celui de Necker tant attendu déçoit. Le ministre si populaire parle longtemps, sa voix s’épuise. Il fait lire la conclusion de son discours.

On applaudit, certes, on crie « Vive le roi ! », et on acclame même la reine.

 

Dans l’entourage du roi, on se rassure : même Necker a paru admettre l’existence des trois ordres, et ni le roi ni ses ministres n’ont fait allusion à une Assemblée unique, à une Constitution, ni naturellement au vote par tête.

Louis se tait, mais il a la certitude que rien n’est joué.

 

Il lui suffit de lire ce nouveau journal, dont les crieurs lancent le titre dans les rues, le Journal des États généraux, publié par Mirabeau, pour savoir que le tiers état ne renoncera pas à obtenir le vote par tête, et la délibération en Assemblée unique et non par ordre.

Mirabeau critique Necker, les « longueurs insupportables de son discours, ses répétitions sans nombre, ses trivialités dites avec pompe »…

Il faut faire taire Mirabeau, dit Necker, interdire ce Journal des États généraux. C’est fait le 7 mai. Mais Mirabeau change de titre, publie Une lettre du Comte de Mirabeau à ses commettants, et écrit : « Vingt-cinq millions de voix réclament la liberté de la presse et la Nation et le Roi demandent unanimement le concours de toutes les lumières et un ministre soi-disant populaire ose effrontément mettre le scellé sur nos pensées, privilégier le trafic du mensonge… Non, Messieurs ! »

Et l’on sait que pour Mirabeau, Necker n’est qu’un « charlatan, un roi de la canaille », mais comment empêcher la parution de son journal, alors que Brissot lance Le Patriote français, et que d’autres feuilles paraissent ?

C’est sous la surveillance des journaux que vont se dérouler les débats aux États généraux.

L’opinion publique, dont ils sont l’écho et qu’ils orientent, entre dans la salle où délibèrent les députés et elle n’en sortira plus.

 

On lit avec passion ces journaux, et de nombreux Parisiens font le voyage de Versailles.

Ils sont admis sans difficulté dans la salle commune des États généraux qu’on a laissée au tiers état, l’ordre qui compte le plus de députés.

Ils écoutent les leurs qui, par leur talent ou leur notoriété, s’imposent jour après jour : Mirabeau, Sieyès, Mounier, Barnave.

Parfois c’est un inconnu qui prend la parole, comme ce député d’Arras, l’avocat Maximilien Robespierre, qu’on écoute distraitement, lors de sa première intervention le 18 juin.

Les deux ordres privilégiés se sont retirés dans des salles « séparées », où ils siègent à huis clos, marquant ainsi leur volonté de refuser l’« Assemblée unique » au moment où les députés du tiers choisissent de se nommer « Communes » à l’imitation de l’Angleterre, et dans quelques jours ils se choisiront pour « doyen des Communes » l’astronome Jean Sylvain Bailly, député de Paris.

 

Louis observe, interroge, écoute.

La reine, le comte d’Artois – les princes – répètent que le tiers, en refusant de vérifier isolément les pouvoirs de ses membres, en demandant aux autres ordres de le rejoindre, s’est mis en état de « sédition ». Le tiers état veut briser la division en ordres.

Il appelle les députés de la noblesse et du clergé à le rejoindre. Il refuse toutes les « transactions ». Il faut donc « le réduire à l’obéissance ».

Mais comment ?

Louis mesure le danger pour le pouvoir royal.

Suffit-il de s’appuyer sur les ordres privilégiés qui, dans leurs salles séparées, ont décidé de vérifier, chacun pour soi, les pouvoirs de leurs députés ?

Mais quarante-sept nobles s’y sont opposés (contre cent quarante et une voix pour) et le clergé est profondément divisé : cent quatorze voix pour rejoindre le tiers, constituer une Assemblée unique, et une courte majorité de cent trente-trois voix pour le maintien de la séparation. Des délégations du tiers état s’en vont tenter de convaincre les « curés » de rejoindre les « Communes ».

Et ce « bas clergé » est tenté. Il ose se dresser contre les prélats : « Les curés de village s’ils n’ont pas les talents des académiciens ont du moins le bon sens des villageois », dit l’un, s’adressant à l’abbé Maury, membre de l’Académie française.

« Ici, Messeigneurs, dit un autre, nous sommes tous égaux. »

Et l’abbé Grégoire, « ami des Noirs », célèbre par son Mémoire sur l’émancipation des Juifs, réunit autour de lui, chaque soir, « soixante curés », patriotes.

 

Et Paris bouillonne, du Palais-Royal au faubourg Saint-Antoine.

Des témoins, pourtant « patriotes », s’inquiètent de la violence des propos qui sont lancés.

On réclame un « carcan sur le Pont-Neuf pour l’abbé Maury ».

On compte sur ses doigts les ennemis de la nation : « deux altesses royales, trois altesses sérénissimes, une favorite… »

Il s’agit des frères du roi, du prince de Condé, du duc de Bourbon, du prince de Conti, et de Madame de Polignac. Et naturellement, la reine est fustigée, couverte d’injures. Le libraire Nicolas Ruault1, éditeur de Voltaire, esprit éclairé, patriote, s’inquiète : « Si la haine fermente quelque temps encore dans le peuple contre les ordres privilégiés, si l’autorité ne vient pas la calmer ou l’éteindre, il est à craindre que la partie du peuple sans propriété, que cette multitude sans existence civile, sans principes moraux et qu’il est si facile de mettre en mouvement, qui s’y met souvent d’elle-même sur les moindres propos qu’ils entendent au coin des rues et des carrefours, dans les halles et les marchés publics, ne coure de château en château, tout piller et tout détruire.

J’ai déjà entendu ces menaces de la populace de Paris dans des groupes qu’on voit se multiplier chaque jour. » Et Nicolas Ruault ajoute : « Il est fort à souhaiter que le souverain intervienne avec son autorité pour donner la paix à cette assemblée d’hommes libres… »

Mais à la fin mai, les États généraux ne sont pas encore une Assemblée unique.

Les trois ordres restent sur leurs positions et lorsque le roi propose des « conférences de conciliation », entre les ordres, le tiers qui craint un piège refuse.

Mirabeau a plaidé qu’en restant immobile le tiers est « formidable à ses ennemis ».

Et le roi est las, désespéré.

Tout se mêle en lui, la déception de voir son peuple se diviser et se rebeller, et chaque jour de constater que la mort envahit le corps du dauphin.

 

On a transporté l’enfant à Meudon, dans l’espoir qu’il y respire un air plus pur qu’à Versailles.

Louis se rend quotidiennement à son chevet, et c’est comme s’il avait devant lui, devant son fils mourant, la preuve de son impuissance.

Le dauphin meurt le 4 juin.

Selon l’étiquette, les souverains ne peuvent accompagner leur fils jusqu’à Saint-Denis.

Ils s’installent à Marly, terrassés par le chagrin, désireux de se recueillir.

Mais Louis ne peut ignorer les événements.

 

Les troubles continuent. On pille des greniers à blé.

Le comte d’Artois, la reine, leurs proches, harcèlent le roi quand ils apprennent que le 17 juin, sur la proposition de l’abbé Sieyès, les Communes du tiers état se constituent en Assemblée nationale.

Cette Assemblée nationale vota aussitôt un décret, assurant provisoirement la perception des impôts et le service de la dette publique.

Provisoirement : c’est-à-dire que l’Assemblée menace d’une « grève des impôts », si le roi et les ordres privilégiés refusent de reconnaître cette Assemblée nationale.

Provisoirement : jusqu’à ce que l’Assemblée nationale ait élaboré une Constitution.

Chaque député du tiers se sent porté par cette houle qui balaie le pays.

« Le tiers a pour lui le droit et la force des choses », dit l’abbé Sieyès.

Le Peuple et le Roi
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